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En 1956, avec la plus grande discrétion, les administrations de tutelle condamnèrent
à mort notre merveilleux canal du Berry, en invoquant d'obscurs motifs,
dont aucun ne résistait sérieusement à l'examen. Et le canal du Berry
mourut.
Aujourd'hui, des courageux passionnés à force de patience et d'obstination sont arrivés à en restaurer une partie.
Entre temps, plusieurs milliers de kilomètres de chemins d'eau furent abandonnés. Les
fonctionnaires qui d'un trait de plume prennent de telles décisions, les
notables et les parlementaires dont le laxisme entérinent ces abandons,
les riverains dont l'indifférence
les favorise, semblent bien ignorer le prix payé par nos aïeux pour la
réalisation de ces ouvrages. Et
ce que ces derniers représentent pour notre présent et surtout pour notre
futur proche.
Le premier canal sur le territoire actuel de la France a été creusé en l'an
102 d'Arles à Port-de-Bouc par les troupes du général romain Marius; par
la suite, les romains en Gaule utilisèrent au maximum les rivières.
Annibal lui-même utilisa le Rhône pour faire traverser ses
éléphants sur des radeaux.
Il fallut attendre la Renaissance et l'invention de l'écluse à
sas de canal par les italiens, améliorée par Léonard De Vinci qui inventa la vantelle, pour voir en 1538 et 1575 la Vilaine canalisée.
Entretemps, Adam de Craponne creusait vers 1560 un canal d'irrigation
sur la Durance.
Le
grand rêve de Sully, relier la Seine à la Loire marqua la
construction du premier canal à bief de partage en Europe et les débuts des grands transports
par voie d'eau.
Ce canal de Briare fut creusé de 1605 à 1614 puis, après
une interruption, les travaux reprirent en 1638 et se terminèrent en 1642
au terme de 28 années, un an après la mort de Sully.
Après
la construction du canal d'Agde à Beaucaire en 1644, un deuxième grand
rêve s'ébauchait, celui de Pierre-Paul Riquet avec la liaison Océan-Méditerranée.
Les travaux du canal du Midi commencèrent en 1666 et durèrent quinze années.
Chef-d'Oeuvre
de l'époque que Pierre-Paul Riquet ne vit pas achevée puisque, tel Sully,
il mourut un an avant la fin des travaux en 1680.
Le
canal d'Orléans, lui, fut construit à partir de 1675 au bénéfice de Monsieur,
frère du roi qui a laissé dans l'histoire une réputation tout autre que
celle d'un exploitant fluvial.
Le
projet d'une voie de navigation traversant la Bourgogne remonte à François
1er et peut-être même à Louis XII.
La première résolution d'exécution
date du début du XVIIème siècle.
Sous l'influence du Président Jeannin,
Henri IV ordonne par un arrêt du 17 août 1606 de lever un subside pour
la construction du canal de la rivière d'Ouche depuis Dijon jusqu'à Saint-Jean-de-Losne.
Néanmoins la jonction des deux mers par la Bourgogne resta en somnolence
jusqu'à Vauban, enfant du Morvan, en 1696.
En fait il faudra 226 années
avant que le projet ne soit achevé.
Dès le début du règne de Louis XVI
en 1775, les travaux commencèrent du côté de l'Yonne en remontant vers
Tonnerre et quelques années après du côté de la Saône en remontant vers
Dijon.
Les travaux à la charge de l'État furent poussés sans activité,
faute de fonds et ils étaient peu avancés lorsqu'ils furent suspendus
en 1793.
Les Etats de Bourgogne, au contraire, firent diligence pour terminer
la partie du canal comprise entre Dijon et la Saône qui ne présentait aucune
difficulté.
Pendant la révolution, les choses restèrent à peu près dans
le statu quo.
La reprise eut lieu en 1807.
Le blocus continental poussa
Napoléon 1er à donner une vive impulsion à la construction du réseau intérieur.
Pourtant les difficultés extérieures arrêtèrent les travaux.
Ce n'est qu'en 1822 que l'entreprise fut conduite avec vigueur sur tous les points
à la fois et sans interruption jusqu'à sa terminaison.
Le 28 décembre
1832, un premier bateau traversait le bief de partage et le canal de Bourgogne
était livré à la navigation de bout en bout.
Près de trois siècles s'étaient
écoulés entre la conception de l'uvre et sa réalisation.
Aujourd'hui
à peine un siècle et demi après cette réalisation on envisage l'abandon
de ce canal, quelle dérision!
Le
canal du Nivernais fut menacé de fermeture en 1965 et fut sauvé en 1970
par le Conseil Général de la Nièvre qui prit la concession de la partie
centrale afin de l'exploiter au profit de la navigation de plaisance.
Geste courageux, et unique, car il faut remonter quelques siècles auparavant
pour retrouver un exemple de concession du domaine public, celui de la
concession du Canal de Briare à trois entrepreneurs appelés les "seigneurs
de Briare".
En
effet, entre ces deux dates, le domaine public était inaliénable et ne
pouvait être qu'occupé temporairement à titre révocable, seul le domaine
privé de l'État, c'est-à-dire après déclassement du domaine public, pouvait
faire l'objet d'une concession.
Espérons que cet exemple sera suivi afin
que l'assassinat du canal du Berry soit le dernier de notre histoire.
La
disette de l'hiver 1782-1783 accrut considérablement les besoins en bois
de la capitale et M. Bossu, ingénieur en chef, fut chargé de dresser les
plans et détails du projet du canal du Nivernais.
L'exécution du projet
fut ordonnée par l'arrêt du 10 avril 1784.
Les travaux commencèrent immédiatement
"au compte du Roi"et n'allèrent pas sans peine ni déboires.
Sur place on trouve plusieurs centaines d'ouvriers de tous les corps de
métiers.
Les malades et blessés sont nombreux.
Il est intéressant de noter
que les journées perdues étaient payées ainsi que les soins donnés par
les chirurgiens.
Les bagarres étaient fréquentes:
on relève le 7 mai 1786
sur le journal du surveillant:
"Les prisonniers se sont attroupés à
Bazolles au nombre de deux cents et ils ont poussé les maçons de toute
part, les ont fait réfugier dans leurs baraques, ont cassé deux croisées,
les ont battus et ont cassé la jambe d'un, deux autres maltraités sont en danger
de mort.
Le 10, les deux brigades de Clamecy et Champleny se sont assemblées,
ont monté à cheval pour aller sur les travaux. Ont été fait quatorze prisonniers.
Le 11, j'ai réglé et payé les cavaliers de chaque brigade pour quatre
journées".
Le
20 août 1790, M. Bossu établit un projet pour compléter le canal du département
de la Nièvre permettant de joindre la Loire à la Seine.
Il estime la dépense
à 7 235 000 livres.
Le nombre de bateaux franchissant le canal serait,
à son avis, de 3 200 par an et un droit de 10 deniers par millier et par
lieu soit 135 livres par bateau donnerait un produit de 432 000 livres
par an ou 352 000 net déduction faite des 80 000 Livres de frais d'entretien.
Il énumère les marchandises qui emprunteraient cette voie et cite les
charbons du Charolais, les épices du Levant et du Midi, les soieries de
Provence, les armureries du Forez, les vins du Maconnais et d'Espagne,
les bois, les grains, les fontes et le fer, les cuirs de Chalon-sur-Saône,
les ouvrages venant du Mont Cenis, les verreries du Maconnais et du Charolais,
les fromages de Suisse, de Comté et d'Auvergne, les laines et plumes et
les poissons des étangs.
Malheureusement,
les travaux sont suspendus peu après.
Néanmoins le Canal du Nivernais
était dès cette époque entièrement conçu et c'est en poursuivant cette
idée que les travaux continués dans le bief de partage de 1809 à 1812
furent repris en exécution de l'article 5 de la Loi du 24 avril 1822 et
terminés entièrement en 1842, soit 58 ans après l'arrêté ordonnant les
travaux.
Quant
à la jonction de la Vallée de la Marne et de la Vallée de la Saône, elle
ne fut terminée qu'à la fin du XIXème siècle début du XXème.
Tournons
cette brève page d'histoire, relative à l'édification du patrimoine inestimable
que nos ancêtres nous ont laissé, et dont aujourd'hui la navigation de
plaisance participe à la sauvegarde, et qu'il nous faut sauver coûte que
coûte.
Le
réseau navigable français atteint sa plus grande longueur à la fin du
XIXème siècle avec 12 778 kilomètres de canaux et de rivières à courant
libre ou canalisées.
De 1926 à 1957, près de 5000 kilomètres de chemins
d'eau ont été rayés de la nomenclature des voies navigables.
La plupart
appartiennent encore au domaine public mais l'État n'est plus tenu de
les entretenir.
Les écluses sont murées ou détruites, les maisons éclusières
effondrées ou louées à titre de résidences secondaires.
La navigation
s'effectue aux risques et périls des usagers.
D'autres
voies ont perdu jusqu'à leur qualité de "voie d'eau". On a construit
des H.L.M. dans le lit du canal du Berry, quant aux 79 km du canal d'Orléans,
ils doivent aux sociétés de pêche d'être encore en eau, mais les écluses
sont désespérément closes.
Une association milite pour sa réouverture
et rassemble tous ceux qui veulent y concourir, en un Comité d'action
pour le renouveau du canal d'Orléans (les Floralies, 7, rue de la Mouillère
-45000 Orléans)
Aujourd'hui,
8 623 kilomètres de voies fluviales sont classées navigables.
Encore faut-il
considérer à part les canaux à petit gabarit où les écluses ne dépassent
pas 30 mètres de long (canal du Nivernais, canal du Midi, canaux Bretons).
Ils ne sont fréquentés que par les plaisanciers.
En
fait, 7 233 kilomètres seulement restent accessibles à la batellerie artisanale,
et encore.
Les canaux où la navigation commerciale est en principe active
ont l'air abandonnés.
L'exemple
le plus navrant aujourd'hui est celui du canal latéral à la Loire.
Les
ruptures de digues se succèdent.
Les bateaux "labourent" le fond.
Lorsque le bief est vide, en temps de "chômage", on distingue
très nettement dans la vase du chenal le rail que laissent les bateaux
chargés.
Le stationnement est très incommode car les bateaux ne peuvent
plus accoster. Il faut élinguer aux arbres et disposer d'une planche suffisamment
longue pour pouvoir débarquer ou embarquer.
Le trématage est
malaisé voire impossible dans certains biefs. Il s'ensuit une certaine
appréhension des mariniers à naviguer sur ces canaux.
En
vain, la batellerie artisanale revendique-t-elle depuis des années auprès
des pouvoirs publics la maintenance du réseau Freycinet.
Les quelques centaines 38 m 50 qui restent en activité aujourd'hui sont rigoureusement adaptées au gabarit des écluses de ce réseau, qui représente lui-même les deux tiers de l'ensemble mais qui est aujourd'hui presque totalement abandonné.
L'avenir
ne sera pas meilleur si l'on en croit les responsables du Ministère des
Transports qui déclarent sans rire " il ne saurait être question
d'assurer l'exploitation des voies sur lesquelles le trafic n'est pas
suffisant ".
Cercle vicieux. Comment pourrait-il y avoir un quelconque
accroissement de trafic si le canal n'est plus praticable?
En Allemagne, le budget des voies navigables est quatre fois supérieur au
nôtre
Et
pourtant, la navigation est le mode de transport le plus économe d'énergie.
Selon certaines estimations officielles, il consomme une fois et demi
moins d'énergie que le chemin de fer et cinq fois moins que la route.
Il est aussi le moyen de transport le plus respectueux de l'environnement, le moins nuisant et le meilleur marché. La navigation de plaisance n'a rien à gagner à la désaffection des canaux par la navigation de commerce. Celle-ci a fait les voies d'eau et partout où elle disparaît les canaux sont menacés. Par ailleurs, le manque d'entretien entraîne des conditions de navigation parfois difficiles pour les plaisanciers eux-mêmes.
Aussi l'État pratique-t-il, malgre un dicours lénifiant sur la question et en opposition avec ses engagements européens,
une politique de désengagement vis-à-vis de la voie d'eau.
Si
l'administration hésite à sacrifier ouvertement le patrimoine inestimable
que constitue le réseau fluvial, en ne prenant aucune décision catégorique
de radiation ou de déclassement, son inaction et le défaut d'entretien
aboutissent insidieusement au même résultat.
Tous les projets de soutien à la voie d'eau ont avortés l'un après l'autre.
Il
faut que tous les amoureux, les passionnés des chemins d'eau, tous ceux
qui les préfèrent vivants plutôt que vestiges, comprennent l'imminence
de ce danger.
De
nouvelles formes de tourisme devraient être favorisées le long des chemins
d'eau.
Croisière fluviale, bien sûr, mais aussi canoë-kayak, randonnées
pédestres, cyclistes, équestres sur les chemins de halage.
Des gîtes pourraient être aménagés dans d'anciennes maisons éclusières.
Des clairières abriteraient des aires de pique-nique.
Les pêcheurs auraient
leurs bassins dans les canaux d'alimentation. Les sociétés de louage de
bateaux seraient encouragées.
Toute une vie de loisirs pourrait se greffer
sur ce milieu privilégié.
Sans
doute les bateaux typiquement de rivière s'imposeront-ils alors pour la
croisière en eau douce, avec leur très faible tirant d'eau, leurs formes
et leurs moteurs mieux adaptés à ce type de croisière permettant d'accéder
à cet univers méconnu intact, le côté jardin de la France.
Peniche patrimoine fluvial
by Willy Deloux
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